Entretien avec Yves de Montcheuil : « Les Français vendent de la techno, les Américains vendent de la valeur »

Rares sont les parcours qui illustrent aussi bien la diversité des chemins possibles dans l’écosystème tech que celui d’Yves de Montcheuil. De développeur réticent à marketeur passionné, d’expatrié à Boston à pilier de la success story Talend, puis d’investisseur avisé à co-fondateur de Syroco, son parcours défie les trajectoires conventionnelles. À l’heure où l’industrie maritime cherche sa voie vers la décarbonation, sa nouvelle aventure entrepreneuriale propose des solutions concrètes grâce à l’intelligence artificielle et aux jumeaux numériques.
Dans cette interview, il revient sur les moments charnières de sa carrière, partage sa vision sans filtre du marché tech européen, et nous dévoile comment une reconversion précoce au tout début de sa carrière l’a menée à participer à certaines des plus belles aventures de la French Tech. Une conversation qui nous rappelle que dans la tech, les meilleurs parcours sont rarement les plus linéaires.
Un virage inattendu vers le marketing
Pour commencer, pourrais-tu nous parler de ton parcours ?
Yves de Montcheuil : Je suis ingénieur en informatique de formation, mais la dernière fois que j’ai réellement contribué du code à un projet, c’était pendant mon stage de fin d’études. À l’issue de ce stage, j’ai eu une conversation déterminante avec mon responsable. Il m’a dit : « Ce que tu as fait est pas mal, mais j’ai l’impression que tu n’es pas vraiment fait pour la programmation. » Je lui ai répondu que j’étais assez d’accord. Il m’a alors proposé de l’accompagner sur le marketing alors que l’entreprise pivotait vers un modèle d’édition logicielle. J’ai accepté et c’est comme ça que je suis passé du côté obscur de la force. Je n’ai jamais regretté ce choix et depuis, j’ai toujours fait du marketing de produits technologiques dans des startups.
Tu n’avais donc aucun background en marketing initialement ?
Le plus proche que j’étais passé du marketing en école d’ingénieur, c’était des cours électifs sur le journalisme ! Par contre, j’avais une bonne compréhension technique et je trouvais que c’était dommage de ne pas la mettre à profit. Mon patron de l’époque, qui avait travaillé aux États-Unis et était passé par le BCG, m’a convaincu qu’il s’agissait surtout de bon sens. Il m’a expliqué qu’il fallait comprendre la technologie, se mettre dans la peau des clients, identifier les messages qui vont les intéresser et savoir vulgariser. Ça a été le fil conducteur de ma carrière.
L’expérience américaine : un changement de perspective
Tu as passé 5 ans à Boston. Qu’est-ce que cette expérience t’a apporté ?
J’ai vite compris qu’il ne faut pas avoir de complexe d’être français ou d’avoir un accent français. Aux États-Unis, ça n’a aucune importance, tout le monde est descendant d’immigrants. Dans une réunion, vous pouvez avoir des personnes d’origines très diverses. On vous juge sur ce que vous délivrez, pas sur qui vous êtes. Par contre il faut comprendre et se faire comprendre.
Mais surtout, j’ai découvert des méthodologies marketing, des outils et des approches extrêmement concrètes qui s’appliquent de manière globale dans le monde du logiciel. En France, on a tendance à vendre de la technologie pour sa beauté intrinsèque. Les Américains sont très pragmatiques : ils se concentrent sur la valeur délivrée. Il y a ce concept « d’ingénierie à la française » où les équipes expliquent le temps passé à développer de superbes fonctionnalités, les prouesses algorithmiques accomplies… Mais au final, il faut transformer cela en valeur pour l’acheteur. C’est un des rôles du marketing.
Il y a donc une différence dans l’approche produit ?
Oui, les équipes françaises sont composées d’ingénieurs brillants mais qui ont parfois du mal à accepter les compromis sur les fonctionnalités. J’ai vu beaucoup de produits techniquement superbes, mais il fallait être polytechnicien pour en percevoir la beauté. Le client, qui n’est pas forcément aussi pointu techniquement, ne voyait que la complexité sans percevoir la puissance.
L’aventure Talend et le virage vers l’investissement
Tu as ensuite participé à l’aventure Talend. Qu’en retiens-tu ?
Ça a été une belle histoire, un bel alignement des planètes. On est arrivés sur un marché prêt à être disrupté, qui était dominé par quelques concurrents « ancienne école » avec des solutions complexes et chères. On a débarqué avec une solution open source, une approche beaucoup plus agressive que nos concurrents et un nouveau paradigme d’interface graphique et de facilité d’utilisation. On a vraiment changé la donne. Nos concurrents, freinés par leur inertie de market leader et leur dette technique, ont eu du mal à prendre le virage. D’autres acteurs de nouvelle génération sont arrivés après nous, mais nous étions là au bon moment.
L’aboutissement de cette aventure a été l’introduction en bourse au Nasdaq en 2016. Talend n’était que la 3ème boîte de tech française à y parvenir. Le choix s’est assez naturellement porté sur New York pour cette IPO qui a vite valorisé l’entreprise à plus de 1 milliard de dollars. C’était une vraie validation du modèle et de la stratégie.
Un Nasdaq européen ? Ça reste aujourd’hui une chimère.
Pourquoi ne pas avoir choisi l’Europe pour se lister potentiellement sur…
Un Nasdaq européen ? Ça reste aujourd’hui une chimère. Les éditeurs de logiciels qui ont tenté l’aventure des marchés boursiers européens en sont vite revenus. Le problème est double : non seulement il n’y a pas le volume d’investisseurs nécessaire pour assurer une liquidité, mais surtout les analystes financiers européens ne sont pas équipés pour comprendre et évaluer les modèles économiques de la tech. Ils essaient d’appliquer les mêmes grilles de lecture qu’à Air Liquide ou Essilor, ce qui est complètement inadapté pour une startup SaaS. Il y a eu quelques initiatives comme le « Nouveau Marché » à l’époque, mais ça n’a jamais vraiment pris. C’est pour ça que toutes les belles sociétés tech européennes qui veulent se coter finissent par le faire au Nasdaq.
L’expérience d’investisseur : entre coups de cœur et pragmatisme
Tu as d’ailleurs investi sur les marchés cotés américains ?
Oui, depuis 20 ans je me suis constitué un portefeuille de sociétés tech cotées à New York. La performance en 2024 a été absolument exceptionnelle. Pour l’anecdote, je suis particulièrement fier de mon timing sur Palantir – j’ai investi quand tout le monde disait que ça valait beaucoup trop cher et que ça ne pouvait pas durer. En moins de deux ans, la valorisation a été multipliée par dix. Quand on regarde les « Sept Magnifiques » [NDLR : Apple, Microsoft, Alphabet, Amazon, Nvidia, Meta et Tesla], je pense que la croissance peut continuer encore longtemps. Comme on dit, « trees don’t grow to the sky », mais dans la tech, je pense que si – il n’y a pas de limite. Il y aura bien entendu des accidents de parcours, des décrochages, mais sur le temps long le réservoir de croissance est très loin de s’épuiser.
Et concernant tes investissements en early-stage, quelle est ton approche ?
J’ai toujours investi sur un croisement entre une équipe et un marché dans lesquels je croyais. Paradoxalement, l’investissement non coté qui a le mieux marché pour moi était sur un sujet un peu ennuyeux, mais avec une belle solution et une exécution solide. Ça m’a appris qu’il ne faut pas forcément courir après les sujets sexy, mais plutôt se concentrer sur la valeur réelle créée. On a beau croire en une dynamique, le succès n’est jamais garanti.
Qu’est-ce qui t’a convaincu d’investir dans Caption ?
Ce qui m’a séduit chez Caption, c’est la compréhension que l’équipe était en train de construire une plateforme technologique exceptionnelle. J’ai été particulièrement impressionné par votre approche : tout automatiser et rendre le processus complètement fluide. Je voyais le potentiel de créer une plateforme qui pourrait servir à de multiples usages.
Au départ, quand Caption se concentrait sur le marché secondaire d’actions de startups, cela ne me parlait qu’à moitié. Mais quand vous avez commencé à proposer des actifs alternatifs, ça m’a vraiment intéressé. J’ai notamment investi dans les montres parce que je comprends bien la dynamique de ce marché – même si je n’ai pas les moyens de m’offrir les modèles proposés sur la plateforme ! Pour moi, c’est un actif tangible avec une liquidité réelle. Je privilégie d’ailleurs toujours des durées d’investissement courtes et une forte probabilité de liquidité. J’ai aussi investi dans les véhicules de collection, non pas par passion particulière mais parce que je comprends la dynamique de valorisation de ces actifs.
Quels sont tes critères principaux pour un investissement ?
Je recherche deux choses principales : une durée courte et une forte probabilité de liquidité. Par exemple, je suis convaincu qu’il est plus facile de trouver de la liquidité sur une Rolex que sur un tableau de maître.
Une nouvelle aventure avec Syroco
Peux-tu nous parler de ton projet actuel, Syroco ?
J’y suis arrivé par des rencontres, notamment via Bertrand Diard, mon ancien patron chez Talend. À l’origine, nous avions l’ambition de concevoir un engin pour battre le record de vitesse sur l’eau et d’utiliser ce travail comme une plateforme d’innovation.
Aujourd’hui, nous avons trouvé et terminé notre pivot autour de l’efficacité énergétique des navires. Nous avons développé un concept de jumeau numérique et une plateforme de simulation pour optimiser la consommation de carburant des navires de commerce, les aidant ainsi à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.
Notre solution combine des données techniques et d’exploitation du navire, des données météorologiques historiques et prévisionnelles, et utilise l’IA pour calculer des millions de trajectoires possibles. Nous pouvons ainsi recommander au commandant la meilleure route et le meilleur profil de vitesse pour arriver à l’heure tout en minimisant la consommation de carburant.
Quelles sont vos ambitions pour Syroco ?
Notre marché adressable compte 50 000 navires de commerce de plus de 100 mètres dans le monde. Nous avons réalisé une levée de fonds fin 2024 de 7,5 millions d’euros auprès notamment d’Alter Equity et Blue Forward Fund, pour nous donner les moyens de nos ambitions : créer une entreprise globale qui contribue réellement à la transition énergétique du transport maritime.
Pour conclure, aurais-tu une recommandation ?
Je suis un grand fan des romans d’espionnage de l’époque de la guerre froide, et Robert Ludlum est un maître du genre. Son roman mythique « The Bourne Identity » (La Mémoire dans la peau en français) est un must-read. Je recommande d’ailleurs la version téléfilm avec Richard Chamberlain, beaucoup plus fidèle au livre que l’adaptation cinématographique avec Matt Damon.
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